La Newsletter de juin 2017 édité par l’Equipe Droits Européens et Migrations de l’Université catholique de Louvain (BE) analyse deux arrêts récents de la Cour européenne des droits de l’homme (Cour EDH) concernant la Suisse et deux cas soudanais, N.A. et A.I. c. Suisse. Une analyse qui permet de mieux saisir comment la CourEDH est arrivée à deux conclusions différentes dans des cas a priori très semblables.
La Cour s’est penchée sur les activités politiques de deux requérants soudanais qui avaient déposé leur demande d’asile en Suisse et dont le renvoi de Suisse était susceptible d’entrainer la violation de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) qui stipule: « Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants ».
A la différence de l’arrêt A. A c. Suisse de 2014 qui concernait aussi un requérant soudanais actif politiquement et où la Cour EDH a constaté une violation de l’art. 3 CEDH en cas de renvoi, la Cour EDH a mis en place quatre facteurs objectifs permettant d’évaluer le risque de torture en cas d’éloignement des requérants au profil politique moins marqué. A ce titre, elle s’aligne sur la position du HCR rejetant l’exigence de la bonne foi dans l’évaluation du risque de persécution des réfugiés dits sur place. Selon la Cour, pour qu’un réfugié dit sur place soit protégé par l’article 3, l’examen doit se focaliser uniquement sur les activités politiques effectivement menées en prenant en compte quatre facteurs d’évaluation de la sincérité.
N.A. C. SUISSE ET A.I. C. SUISSE, ARRÊTS DU 30 MAI 2017, REQ. NOS 50564/14 ET 23378/15 – Activités politiques sur place et risque de violation de l’article 3 CEDH : l’évaluation de la sincérité du requérant par la Cour européenne des droits de l’homme.
L’analyse complète des cas se trouve dans la Newsletter de l’EDEM de juin 2017
Résumé des faits:
Les requérants, originaires du Soudan, se plaignent du risque d’assassinats et de tortures en cas de renvoi vers leur pays d’origine à la suite du rejet, par les autorités suisses, de leurs demandes d’asile fondées sur leurs activités politiques en Suisse.
A l’appui de leurs requêtes, ils affirment être membre du JEM (Mouvement pour la justice et l’égalité) dont le principal objectif est de combattre militairement le gouvernement soudanais. Dans le cadre de ce mouvement, ils mènent plusieurs activités politiques sur place, parmi lesquelles la représentation du JEM au Geneva Summit for Human Rights and Democracy, la collaboration avec une radio locale sur laquelle s’exprime les membres du JEM, etc. En outre, dans l’arrêt A.I. c. Suisse, le requérant allègue être membre du D.F.E.Z. (Centre pour la paix et le développement au Darfour) et avoir publié sur internet deux articles critiques en arabe contre le gouvernement soudanais. Pour étayer leurs requêtes, ils déposent des photographies avec les membres du JEM attestant leurs activités politiques en Suisse. En plus de photographies, dans l’arrêt A.I. c. Suisse, le requérant fournit les courriers des autorités du JEM le désignant comme le responsable media suisse de cette organisation.
Résumé des considérations des autorités suisses:
En réponse aux allégations des requérants, les autorités suisses considèrent que leurs activités politiques sont passives et marginales et déduisent l’absence d’un engagement politique particulièrement exposé et le manque d’intérêt des autorités soudanaises à les considérer comme des opposants dangereux (A.I. c. Suisse, § 45 et N.A. c. Suisse, § 38). En outre les autorités souligne le manque de sincérité des requérants, leur mauvaise foi en se fondant sur l’absence de crédibilité de leurs récits.
Dans N.A. c. Suisse, il soutient que les allégations de persécutions ne sont pas plausibles (§ 38). Dans A.I. c. Suisse, il qualifie de simple courrier de complaisance la lettre du leader du JEM attestant l’appartenance du requérant au bureau exécutif de la section suisse (§ 46).
Résumé de la démarche de la Cour:
Comment aborder la difficulté d’apprécier si « une personne s’intéresse sincèrement à l’activité en question ou si elle ne s’y est engagée que pour justifier après coup sa fuite » (A.I. c. Suisse, § 51 et N.A. c. Suisse, § 45)?
Dans un premier temps, la Cour refuse de se focaliser sur la bonne foi des requérants mais se penche sur « les activités effectivement menées » . Elle élabore les facteurs objectifs permettant de déterminer le profil politique d’un requérant dont les activités ne sauraient être qualifiées de très exposées.
Elle identifie quatre facteurs :
- l’éventuel intérêt par le passé du pays d’origine sur les activités politiques du requérant ;
- l’appartenance à une organisation d’opposition ciblée par le gouvernement ;
- la nature de l’engagement politique sur place (manifestations publiques ou activités sur internet);
- les liens personnels et familiaux avec les opposants.
Le tableau ci-dessous permet de rendre compte de l’application de critères aux cas d’espèce.
Dans l’arrêt A.I. c. Suisse, la Cour conclut à l’existence des motifs raisonnables de croire à une violation par ricochet de l’article 3 en cas de renvoi vers le Soudan. La motivation de la Cour repose essentiellement sur l’intensité de l’engagement politique en Suisse (§ 56). Sans établir de liens familiaux et personnels avec les membres éminents du JED, la Cour relève quand même une certaine proximité du fait de les avoir côtoyés de façon régulière (§ 57).
Dans l’affaire N.A. c. Suisse, la Cour constate l’absence du risque de violation de l’article 3 de la Convention. Le requérant ne satisfait qu’à un seul critère, à savoir l’appartenance à une organisation politique en exil. Ses activités politiques menées en Suisse sont jugées moins intenses et ne peuvent, de ce fait, susciter l’intérêt des services de renseignement soudanais (§§ 50 et 51)
Résumé de l’éclairage de l’EDEM sur ces affaires:
Le raisonnement de la Cour soulève un commentaire relatif aux facteurs d’évaluation de la sincérité du réfugié dit « sur place ». La Cour européenne des droits de l’homme conditionne la protection du réfugié sur place à l’évaluation des activités politiques au regard de quatre facteurs. Sans établir la hiérarchie entre ces facteurs ni en exiger le cumul, la Cour met l’accent sur le facteur relatif à la nature de l’engagement sur place (intensité) (…) Cette démarche de la Cour centrée sur les quatre facteurs d’évaluation traduit une certaine évolution de sa jurisprudence. (…) Avec les arrêts A.I. et N.A. c. Suisse, la Cour abandonne le critère de bonne foi. Après avoir reconduit les deux derniers critères présents dans l’arrêt A.A. c. Suisse (continuité et intensité), elle élabore deux autres facteurs d’évaluation, à savoir l’appartenance à une organisation politique et les liens personnels. En se focalisant sur les activités effectivement menées par les requérants et non sur leurs intentions, la Cour s’aligne sur la position du HCR et de la jurisprudence de certaines instances d’asile. Selon cette position, le réfugié sur place doit être protégé en tenant compte objectivement du risque de persécution et ce, indépendamment de ses motivations ou de ses intentions. Il se dégage alors une certaine évolution dans la protection du réfugié sur place.
Suite du commentaire: Newsletter EDEM juin 2017
Lire aussi: l’avis d’Amnesty International sur l’affaire N.A. c. Suisse, « Les autorités doivent mieux évaluer les risques de persécutions« , 30 mai 2017.