L’excellente chronique d’Anne-Catherine Menetrey-Savary: « La Méditerranée, ce cimetière marin »

anne-catherine-menetrey La chronique d’Anne-Catherine Ménetrey-Savary dans http://www.lesquotidiennes.com le 16 mai 2013 est partagée sur ce blog avec l’autorisation de l’auteur.

LA MEDTITERRANEE, CE CIMETIERE MARIN
« Un jour, la montagne des corps entassés au fond de la mer s’élèvera si haut que le sommet émergera hors de vagues comme une nouvelle terre, et ce pont de crânes et de tibias fera le lien entre les continents. (…) Alors seulement cette folie cruelle cessera, cette folie où des gens innombrables qui fuient pour leur vie sont contraints de s’enterrer dans des sous-sols et d’être les hommes des cavernes de l’ère nouvelle ». Tel est l’appel d’une réfugiée africaine, retranscrit par Hennig Mankell dans son roman « Tea Bag » (Seuil 2007).

On estime à 1500 chaque année le nombre des demandeurs d’asile noyés, rien qu’en Méditerranée. On en voit des photos dans les journaux. On en fait des films. Nous en avons tous les images devant les yeux : de vieux rafiots pourris et bondés ; des êtres hallucinés, ivres de peur, de soif et de faim, que des garde-côtes extraient sans ménagement de la soute ; des corps sans vie sur le rivage ; des foules massées derrière des grillages sur les côtes de Lampedusa. Mais cette « folie cruelle » n’est pas près de s’arrêter. Aucune des mesures prévues dans la révision de la loi sur l’asile sur lesquelles nous voterons le 9 juin prochain n’est susceptible de mettre un terme à ce massacre. Au contraire. La suppression des procédures dans les ambassades ne laissera ouverte que la voie de la mer et des passeurs. Les quelque 3000 personnes qui en ont bénéficié ces dernières années feront désormais partie des naufragés potentiels, exposées aux arnaques, aux viols, aux dérives dans la houle ou sous le soleil, quand le bateau tombe en panneau milieu de nulle part.

La nouvelle loi ne corrigera pas les défauts du système
Notre représentation des réalités de l’exil est morcelée, faite d’images fortes mais fugaces, de fragments discontinus, qui ne donnent aucune idée de l’histoire réelle des exilés et de leur parcours. Après le rescapé des mers, notre imaginaire passe sans transition au dealer des rues, et toute la compassion qu’on éprouvait à la vue du premier s’évanouit à la rencontre du second. Pourtant, ce sont les mêmes, et ceux qu’on aurait volontiers accueillis à Lampedusa, on voudrait les renvoyer chez eux maintenant. Là non plus, cependant, aucune des mesures prises pour durcir la loi sur l’asile n’y changera rien. Au contraire. Refuser désormais le statut de réfugié aux déserteurs érythréens, somaliens ou syriens, tout en renonçant à les renvoyer chez eux, où ils risquent leur vie, équivaut à les maintenir dans un no man’s land d’incertitude et de précarité. Supprimer l’aide sociale à ceux qu’on désigne comme « récalcitrants » sans que personne ne sache vraiment ce que recouvre ce terme, de même que d’interdire à tous de travailler et de gagner leur autonomie, c’est faire du petit business de rue une tentation quasi incontournable.

Dans notre imaginaire, le requérant d’asile est presque toujours un homme, jeune, célibataire, Africain. Nous ne distinguons pas, a priori, au milieu de tous ces corps agglutinés au fond du bateau, ni dans les rassemblements aux abords des abris de protection civile au fond desquels on les enterre, ces femmes et leurs enfants, le plus souvent seules, qui ont, elles aussi, traversé les mers au péril de leur vie. Rien, dans les dispositions de la loi sur l’asile n’améliorera leur sort. Les persécutions qu’elles fuient, la guerre, les viols, les mutilations sexuelles, les mariages forcés ne sont pas répertoriées explicitement comme motifs d’asile. Elles proviennent de pays où les femmes n’ont généralement pas de papiers d’identité : on les accusera, en Suisse, de les avoir détruits et de ne pas collaborer à la procédure. Certaines n’ont pas non plus eu la chance d’aller à l’école : on leur reprochera de ne pas parvenir à s’intégrer. Elles appartiennent à une culture où l’on ne parle pas devant un homme des violences subies, où l’on n’a ni les mots, ni la force pour les dire. En réduisant le délai de recours de trente à dix jours après un premier refus, on les met dans l’impossibilité d’en apporter les preuves.

La Jordanie compte un peu plus de six millions d’habitants et elle accueille plus d’un million de réfugiés syriens. Jusqu’ici, la Suisse en a accueilli septante-trois. Les réfugiés représentent environ 20% de la population jordanienne. 0,6% de la nôtre. Pour certains c’est déjà trop. La révision de la loi, comme les dix autres qui l’ont précédée, est censée dissuader les exilés de demander l’asile chez nous. Il est peu probable qu’elle y parvienne. La refuser serait un acte de décence.

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