Dans un article du TEMPS, 2 novembre 2012, Philippe Currat, docteur en droit, avocat, membre de la Commission des droits de l’homme de l’Ordre des avocats, met en lumière les dysfonctionnements de la procédure en matière d’asile, qui n’ont pas échappé aux experts du Conseil des droits de l’homme
La Suisse vient de passer son examen périodique universel devant le Conseil des droits de l’homme à Genève et s’est vu épinglée sur quelques points, notamment sa politique d’asile. Les médias se sont davantage attardés sur la question de l’interdiction des minarets ou de l’égalité hommes-femmes, ou encore sur la montée, relative, des cas de violence policière à caractère raciste. L’asile n’est que mentionné mais pas traité, comme s’il ne devait pas l’être, comme s’il était inconvenant d’en parler. C’est néanmoins sur cette question-là que les droits de l’homme sont le plus exposés.
Le premier point d’achoppement est de considérer l’asile comme une forme de migration. Or, aucun migrant n’a de droit à résider en Suisse, alors que le réfugié qui fuit des persécutions dispose d’un droit fondamental à y être accueilli. C’est du requérant d’asile, du vrai, de celui qui a des motifs légitimes de rechercher la protection de la Suisse face aux persécutions dont il est victime que j’ai à parler ici.
Tout d’abord, l’administration s’ingénie à lui refuser l’assistance d’un avocat, estimant en substance que la procédure est simple et que ce n’est pas à lui d’apporter la preuve qu’il est réfugié, mais à l’administration de le faire d’office. Le problème est que, sans maîtriser une langue nationale, sans interprète ni avocat, le requérant n’est pas en mesure de comprendre le déroulement de la procédure ni de se déterminer. Comment accepter que l’on rejette sa demande au motif qu’il n’a pas apporté la preuve de son statut, alors que l’on prétend dans le même temps que ce n’est pas à lui de l’apporter? Comment considérer que le cas est simple, alors que la loi change régulièrement, que la pratique de l’administration est des plus opaque et que la jurisprudence du Tribunal administratif fédéral (TAF), seule instance de recours, est de plus en plus complexe? D’ailleurs, il n’est pas rare de constater que, face à un requérant francophone, l’administration mène la procédure en français – ce qui paraît évident –, mais rende une décision finale en allemand, comme pour s’assurer qu’il ne la comprendra pas.
Quant aux auditions du requérant, l’on observe qu’elles ne portent souvent pas sur ses motifs d’asile mais sur des détails périphériques sur lesquels on s’attarde de mille façons. Le requérant n’étant volontairement pas interrogé sur ses motifs d’asile, il est ensuite facile de démontrer qu’il n’a pas apporté suffisamment d’éléments pour étayer sa demande. De plus, ces auditions sont menées comme des enquêtes policières à charge, durent souvent une dizaine d’heures d’affilée, sans que l’on offre au requérant de quoi se restaurer, les questions posées étant formulées de manière à déstructurer son discours et à générer arbitrairement des contradictions dans ses déclarations, quand l’administration ne met pas dans sa bouche des éléments erronés. A ceci s’ajoute que le secret de ces entretiens n’est pas garanti et qu’il est des cas où les dossiers d’asile de requérants déboutés se sont retrouvés aux mains des autorités de leur pays d’origine, avec de graves conséquences pour eux. Certains requérants font également l’objet de harcèlement de la part d’inconnus, en Suisse, qui font usage d’informations en principe confidentielles.
Le délai de traitement des demandes est également problématique. Comment accepter de laisser plusieurs années un requérant sans rendre de décision? Si l’on considère le cas comme simple, comment soutenir qu’il faille des années à le trancher? Bien plus, l’on rencontre souvent des décisions qui admettent le statut de réfugié du requérant tout en lui refusant l’asile, prononcent en conséquence son renvoi de Suisse tout en constatant que ce renvoi est impossible, pour l’admettre en Suisse provisoirement. C’est Kafka, moins bien écrit! Dans ce statut intermédiaire qui peut durer des années, le requérant ne pourra pas avoir droit au regroupement familial, ne pourra pas disposer d’un logement décent et durable ni travailler. Les recours au TAF ne font que prolonger la procédure, sans apporter de chances de relief. Il est vrai que le TAF a élargi ses critères de recevabilité, mais si c’est pour rejeter de toute manière les recours au fond, il n’y a guère de progrès. Il arrive même au TAF de fixer au requérant qu’il sait indigent une avance de frais prohibitive à payer, pour déclarer ensuite son recours irrecevable du fait du défaut de paiement.
Il faut encore ajouter que, tout au long de la procédure, l’accès au dossier est refusé au requérant. Celui-ci se voit donc souvent reprocher de n’avoir pas correctement collaboré avec l’administration, alors qu’il ne sait rien de la procédure le concernant. L’accès au dossier est un droit fondamental de procédure et la jurisprudence du Tribunal fédéral sur les exceptions est très restrictive. Le refus systématique d’accès au dossier en matière d’asile enferme l’administration dans l’impasse: elle ne peut fonder sa décision sur une pièce qui n’a pas été communiquée au requérant; comme elle ne communique rien, elle ne rend pas de décision, maintient abusivement la procédure ouverte et justifie son refus par le fait que la procédure est en cours. Il n’existe pas de voie de droit pour s’en plaindre, le recours au Tribunal fédéral étant fermé en matière d’asile, la seule qui lui échappe.
Lorsque, enfin, la décision tombe et qu’elle est arbitrairement négative, le renvoi doit être exécuté, avec toutes les complications que cela comporte et les problématiques notamment liées aux mesures de contrainte et aux vols spéciaux, dont la mise en œuvre est indigne.
La manière que la Suisse a de conduire ses procédures d’asile n’est compatible ni avec l’Etat de droit, ni avec les droits de l’homme, ni avec les garanties constitutionnelles. La procédure administrative en matière d’asile, c’est Le Zéro et l’Infini du droit suisse. Roubachov [ le héros du livre d’Arthur Koestler, ndlr ] avait conclu que le citoyen devient de plus en plus incompétent dans l’exercice de sa démocratie et que, dans ce cas inéluctable, la solution la plus sensée reste le totalitarisme. Nous n’en sommes pas là, mais il nous faut résolument mieux faire en la matière.