« Une attitude sceptique à l’égard des déclarations des demandeurs d’asile est perçue comme professionnelle. »

Article publié sur le site de Renversé le 9 avril 2018. (1) 

En Suisse, l’acceptation d’une demande d’asile est fondée sur l’analyse du caractère “vraisemblable” ou non du récit du requérant. Cependant, une étude scientifique démontre que derrière ce terme juridique se cache un ensemble de mécanismes inconscients de la part des fonctionnaires.

Au total, 65’775 personnes étaient en procédure d’asile en Suisse en 2017. 18’088 nouvelles demandes d’asile ont été déposées, 27’221 demandes d’asile ont été traitées en première instance : 12’110 d’entre elles ont été rejetées, 6’211 demandes n’ont pas été acceptées – et l’asile a été accordé dans 6’360 cas.

Où sont les individus derrière les chiffres ? Nulle part. Après tout, toute personne qui demande l’asile n’est plus qu’un dossier devant le Secrétariat d’Etat aux migrations (SEM) qui déclenche un processus bureaucratique. Et ces dossiers qui atterrissent quotidiennement sur les tables du SEM ne sont pas jugés selon des critères individuels, mais selon des modalités récurrentes : la grande majorité des décisions de rejet sont fondées sur l’article 7 de la loi sur l’asile où il est défini le critère juridique du « vraisemblable ».

Qu’est-ce que cela signifie ? La loi stipule que « la qualité de réfugié est vraisemblable lorsque l’autorité estime que celle-ci est hautement probable« . Et ajoute : « Ne sont pas vraisemblables notamment les allégations qui, sur des points essentiels, ne sont pas suffisamment fondées, qui sont contradictoires, qui ne correspondent pas aux faits ou qui reposent de manière déterminante sur des moyens de preuve faux ou falsifiés.« 

Ainsi, si une personne raconte les raisons qui l’ont amenées à se réfugier en Suisse en s’emmêlant dans des contradictions, son récit ne sera pas jugé comme vraisemblable.

Méfiance professionnelle

Des experts estiment ainsi qu’environ 80% des décisions négatives sont fondées sur l’article 7. Cependant, l’article 3 est aussi particulièrement important : il définit ce qui est un réfugié et ce qui ne l’est pas : « Sont des réfugiés les personnes qui, dans leur Etat d’origine ou dans le pays de leur dernière résidence, sont exposées à de sérieux préjudices ou craignent à juste titre de l’être en raison de leur race, de leur religion, de leur nationalité, de leur appartenance à un groupe social déterminé ou de leurs opinions politiques.« . « Ne sont pas des réfugiés les personnes qui, au motif qu’elles ont refusé de servir ou déserté, sont exposées à de sérieux préjudices ou craignent à juste titre de l’être.« 

Il est frappant de constater que, si une personne a fui l’Erythrée, l’Afghanistan ou la Syrie ; si elle est arrivée en Suisse par la Méditerranée ou par voie terrestre, si le nombre de personnes demandant l’asile est particulièrement élevé durant l’année ou non : le quota de décisions négatives au regard de l’article 7 est toujours resté à peu près le même ces dernières années.

Les anthropologues sociaux de l’Université de Berne ont étudié ce phénomène plus en détails et ont constaté que l’ »habitus institutionnel » joue un rôle décisif dans la procédure d’asile. « L’habitus institutionnel est une certaine façon de penser et de percevoir, que l’on développe par la socialisation au sein d’une institution « , explique Laura Affolter, qui a effectué des recherches sur le terrain au sein du SEM en 2014 et 2015 et vient de terminer sa thèse sur le sujet.

Affolter explique comment l’ »habitus institutionnel » se développe parmi les employés du SEM dans la procédure d’asile : « Il y a ici beaucoup de méfiance. Une attitude sceptique à l’égard des déclarations des demandeurs et demandeuses d’asile est même perçue comme professionnelle. » C’est ainsi, qu’il utilisent des techniques de questions qui entraînent les candidats dans des contradictions. Une autre expression de l’ »habitus institutionnel » se produit par l’évaluation du travail des fonctionnaires : les fonctionnaires qui ont tendance à évaluer positivement de nombreux cas sont appelés en interne « softies ».

« Ils sont considérés comme naïfs et naïves, ce qui est considéré comme non professionnel« , dit Affolter. Une sévérité supérieure à la moyenne est également critiquée, les employés les plus restrictifs étant considérés comme des « extrémistes ». Cependant, cela est seulement perçu comme étant une « déformation professionnelle ». Il est intéressant de constater que presque personne ne semble pouvoir échapper à cet « habitus institutionnel ». Il touche l’avocat qui s’est engagé au SEM par intérêt pour le système juridique, ainsi que le ou la sociologue qui s’est engagé pour les migrants à l’adolescence. On pourrait affirmer ainsi que le système façonne ses employés pour qu’ils le reproduisent le mieux possible.

Pourquoi l’article 7 est-il si souvent utilisé pour justifier une décision négative ? Affolter a interviewé des experts du SEM et a trouvé une série d’explications. D’une part, selon certains d’entre eux et elles, il s’agit d’une « pratique officielle en fonction » parce que ces décisions sont juridiquement difficiles à contester. Selon Affolter, le niveau moral joue également un rôle important : rejeter des demandeurs et demandeuses pour « manque de vraisemblence » est « moins grave » pour les fonctionnaires que de remettre en cause leur caractère de réfugié.

« En remettant en cause le caractère vraisemblable des demandeurs et demandeuses d’asile, ce sont elles et eux qui sont tenus responsables du rejet de leur demande : ils sont alors pratiquement coupables de la décision, parce qu’ils ne semblent pas avoir dit la vérité. »

La protection du système au lieu de la protection humaine ?

Une autre de ces raisons pourrait être le besoin de faire des économies : quiconque voit le nombre de réfugiés peut facilement imaginer la pression à laquelle sont soumis les employés du SEM. Ils sont donc amenés à clôturer les dossiers aussi vite et efficacement que possible. C’est une autre raison pour laquelle l’article 7 pourrait être utilisé aussi souvent : toutes les décisions sont supervisées par un supérieur. Selon l’enquête d’Affolter, au sein de l’institution, on estime que les décisions au titre de l’article 7 sont moins étroitement revérifiées. Même si Idil Abdulle, chargé de projet au SEM, déclare ne pas pouvoir partager cette constatation : « Toutes les décisions sont soumises à un principe de double contrôle, qu’elles soient fondées sur l’article 3 ou sur l’article 7.« 

Malgré toutes les considérations, quiconque se penche sur la question pourrait présumer que le SEM poursuit certains objectifs politiques dans le cadre de la procédure d’asile : ne pas juger trop de dossiers positivement. Julia Eckert de l’Université de Berne, qui a accompagnée Affolter dans sa thèse, déclare ainsi :

« Il n’y a pas de plan, pas d’instructions. Mais bien sûr, l’habitus institutionnel s’oriente aussi vers le discours politique. »

Et celui-ci a tendu à devenir de plus en plus xénophobe ces dernières années. Cette ambiance a-t-elle vraiment un impact sur les procédures d’asile ? Les membres du SEM soulignent que leur tâche est de protéger l’asile.

« Le SEM applique son mandat légal : il protège les personnes qui ont besoin de la protection de la Suisse« , explique Abdulle. « En revanche, les personnes qui ne dépendent pas de la protection de la Suisse n’obtiennent pas l’asile et sont expulsées de Suisse.« 

Or, une équipe de recherche française a déjà montré en 2012 que la « protection du système » conduit à une politique d’asile restrictive. Parce que moins l’asile est accordé, plus le statut de réfugié et l’institution de l’asile prendront de la valeur. On pourrait aussi dire que quiconque a réussi dans ce système est un « bon réfugié ». Le fait que la Suisse tente effectivement de protéger le système est illustré par un exemple tiré de l’étude d’Affolter : un expert y décrit ce qu’il a vécu lors de la formation de nouveaux employés. S’agissant du fait que le nombre de réfugiés depuis 1998 n’a jamais été aussi bas qu’en 2014, la professeure du cours dit : « la Suisse doit avoir fait quelque chose de bien pour voir le nombre de demandes diminuer aussi fortement« .

 

Stressés, endurcis, ignorants

 

Est-il possible que les résultats de ces recherches scientifiques aient des conséquences pratiques ? « Les phénomènes tel que le stress et l’ignorance ou l’insensibilité face la multitude de récits individuels sont connus du SEM« , explique le chargé de projet Abdulle. « Ceci est contrecarré par des mesures spécifiques telles que la formation, le coaching et la supervision – y compris avec des psychologues juridiques externes. Ce faisant, on y traite de son propre rôle d’intervieweur ou intervieweuse et/ou de décideur ou décideuse.” Laura Affolter affirme, elle aussi, que les administrateurs et administratrices sont très intéressés à l’idée de réfléchir sur leur propre travail : « Au début, l’accès aux personnes affectées était très difficile« , dit-elle, « mais ensuite elles se sont montrées très ouvertes et se sont senties comprises. »

Cependant, Affolter ne se considère pas comme une consultante. « Nous n’avons pas pour but de produire des recommandations concrètes pour l’action, mais de comprendre les processus de prise de décision« , souligne Julia Eckert. En fin de compte, cela pourrait également profiter au personnel du Secrétariat d’État. « Nous sommes prêts à discuter des conclusions de nos recherches avec les autorités.« 


(1) Article écrit par Astrid Tomczak pour « Die Wochenzeitung« . Traduction du texte original en allemand par renverse.co et ses amiEs. Photo © Carlo Reguzzi, Keystone. Un exilé à la douane de la gare de Chiasso.

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