Il y a quelques jours, la NZZ et le Temps (1) communiquaient les statistiques européennes en matière d’asile en vantant la Suisse dont le « taux de protection » de 71% est, à première vue, relativement élevé.
Malheureusement Lukas Häuptli (NZZ) et Laure Lugon Zugravu (Le Temps) n’ont pas communiqué les bonnes données, ont commis des erreurs et n’ont pas souhaité analyser les statistiques publiées ni tenter de les comprendre. De son côté, le Secrétariat d’Etat aux migrations est passé outre et n’a pas jugé opportun de corriger le tir. C’est regrettable car de tels articles contribuent à polariser les positions envers les migrants et donnent de l’eau au moulin de l’UDC qui a dénoncé la Conseillère fédérale et sa politique d’asile jugée laxiste.
Nous sommes à la veille des élections fédérales, et de telles erreurs doivent être rapidement corrigées. Si Lukas Häuptli (NZZ) et Laure Lugon Zugravu (Le Temps) sont d’avis que la Suisse est, à l’échelle européenne, comparativement généreuse à l’égard des requérants d’asile, ils sont libres de l’écrire mais ils ont le devoir de faire leur travail d’analyse correctement en évitant les erreurs.
Explication
Eurostat révèle qu’en Suisse 71% des demandes d’asile traitées en première instance en 2014 (26’715 demandes), reçoivent un statut de protection : soit le statut de réfugié (6’199 personnes) ou l’admission provisoire (9’367 personnes). Les décisions de non-entrée en matière pour les cas Dublin (4’844 décisions) ne sont pas comptabilisées dans ce calcul car ces demandes seront examinées par un autre Etat membre Dublin, la plupart en Italie, pays vers lequel la Suisse a continué de transférer des personnes en 2014 malgré la crise humanitaire et l’infrastructure d’accueil largement déficitaire.
Pour la NZZ et le Temps ce sont 71% des demandes d’asile en 2014 (23’765 demandes) qui font l’objet d’une décision de protection.
La Confédération a accordé le droit de séjour à 71% des quelques 24’000 requérants d’asile en Suisse. Une surprise car ce chiffre est très élevé comparé à la moyenne européenne. En Italie par exemple, c’est 59%, en Allemagne 42%, en Grande-Bretagne 39% et en France 22%. Seuls la Suède avec 77%, Malte, Chypre et la Bulgarie se montrent plus généreux.
L’erreur – celle prendre comme référence le nombre total des demandes d’asile au lieu du nombre de cas traités sur toute l’année – est grossière et elle n’est pas unique. Le lecteur fera vite le calcul et arrivera à un résultat gonflé et trompeur qui ne traduit pas la réalité. Dans la NZZ comme dans Le Temps, l’analyse est absente, les erreurs ont servi le message simpliste : « la Suisse est déjà très généreuse ».
Par ailleurs, rien n’est dit sur les décisions de non-entrée en matière Dublin. Or on sait que la Suisse profite largement de ce système pour renvoyer des demandeurs d’asile vers l’Italie. En 2014, le nombre de personnes qui font l’objet d’une « décision Dublin » (décision de non-entrée en matière) s’élève à 4’844. La Suisse a effectivement procédé à 2’638 transferts et elle a reçu 933 demandeurs d’autres Etats membres. Il est précisé en outre que les transferts vers l’Italie ont été compromis puisque 3000 transferts n’ont pu être exécutés vers l’Italie.
Il est choquant de constater que cette presse vante la Suisse (71%) qui passe devant l’Italie (59%) alors que ce dernier pays vit un afflux sans précédent qui met les structures d’asile sous tension et rend l’examen des demandes d’asile beaucoup plus difficile. Il est encore plus choquant de voir que la NZZ place les Pays-Bas sous la Suisse en taux de protection alors que ces deux pays ont un taux de protection semblable de 71%.
Voici un tableau des statistiques de premières instances.
Sources: pour la Suisse, https://www.bfm.admin.ch/bfm/fr/home/publiservice/statistik/asylstatistik.html. Pour l’Union européenne, Eurostat : http://ec.europa.eu/eurostat/statistics-explained/index.php/Asylum_statistics/fr.
Suisse, statistiques asile pour 2014 | |
Demandes d’asile en Suisse en 2014 | 23’765 demandes |
Cas traités en Suisse en 2014 | 26’715 demandes |
Non entrée en matières en 2014 | 5’843 décisions de NEM |
– dont Non entrée en matière Dublin en 2014 | – 4’844 décisions de NEM |
Décisions positives d’asile en 2014 | 6’199 décisions |
– dont décision positives à titre personnel | – 3’308 décisions |
– dont personnes au bénéfice d’un regroupement familial | – 2’891 décisions |
Décision négatives | 12’139 décisions |
– dont Admissions provisoire | – 9’367 AP |
Transferts Dublin out (sortie de Suisse) | 2’638 personnes |
Transferts Dublin in (entrée en Suisse) | 933 personnes |
Renvoi pays d’origine ou Etat tiers | 3’906 personnes |
Départs sans annonce aux autorités | 5’925 personnes |
Eurostat, Statistiques asile pour 2014 | |
Demandes d’asile dans l’UE | 626’065 |
– Part de l’Allemagne | 32.4% avec 202’645 demandes dont 41’100 syriens |
– Part de la France | 10% avec 62’635 demandes |
– Part de l’Italie | 10.3% avec 64’625 demandes |
– Part de l’Espagne | 0.9 % avec 5’615 demandes |
– Part de la Suède | 13% avec 81’180 demandes dont 30’800 syriens |
– Part du Royaume-Uni | 5.1 % avec 31’745 demandes |
Suisse total du nombre de décisions en 2014 en première instance | 21’800 * ce chiffre ne tient pas compte des NEM Dublin |
Suisse : total des décisions positives en 2014 | 15’410** ce chiffre tient compte des décisions positives et des admissions provisoires. |
Taux de protection en Suisse/cas traités en 2014 | 71 % |
Taux de protection aux Pays-Bas | 71 % |
Taux de protection en Suède | 77% |
Taux de protection en France | 22% |
Taux de protection en Allemagne | 42% |
Taux de protection en Italie | 59% |
Taux de protection en Grande-Bretagne | 39% |
Enfin il faut rappeler que les personnes réinstallées par le UNHCR ont déjà reçu le statut de réfugié et ne sont pas comptabilisées dans les statistiques en matière d’asile. En octobre 2014 l’Allemagne a accepté la réinstallation de 10’000 réfugiés supplémentaires en provenance de Syrie amenant le nombre de réfugiés syriens réinstallés à 20’000. La Suisse a accepté un contingent de 3’000 syriens sur 3 ans. La France en comparaison, s’est engagé en 2014 à accueillir 500 réfugiés syriens au titre de la réinstallation et elle a déclaré en décembre 2014 qu’elle renouvèlerait cette opération en 2015, en accueillant 500 autres réfugiés syriens.
Conclusion
Dans le contexte politique actuel les migrants sont régulièrement stigmatisés sinon rejetés pendant que l’UDC continue de réclamer un durcissement de la procédure d’asile. Pourtant les crises humanitaires sont sans précédent et demandent une réaction politique et médiatique juste qui tient compte de la réalité en faisant abstraction des réactions émotionnelles.
Ces deux journalistes sont tombés dans le panneau et leurs erreurs traduisent leurs sentiments de « trop plein ». Incapables de faire leur devoir d’information avec intelligence ils violent ainsi la Déclaration des devoirs et des droits du journaliste et les directives y relatives (2). Le Conseil suisse de la presse doit prendre ce problème au sérieux car les effets de telles annonces « en l’air » ont des conséquences importantes sur le traitement et le quotidien des requérants d’asile en Suisse.
Dans un pays où la prospérité économique est sans égal en Europe, l’UDC profite largement des informations qui concernent l’asile, les utilisent à son profit et les insèrent dans son agenda politique. Il est très regrettable que la NZZ et le Temps contribuent à renforcer son discours outrageusement xénophobe et raciste.
Contrairement à ce qu’affirme Valérie de Graffenried dans un autre article daté du 20 mai (3), il n’est pas surprenant de voir l’UDC soutenir Madame Simonetta Sommaruga alors qu’elle appuie les propositions de la Commission européenne pour une nouvelle clé de répartition des requérants en Europe. Depuis quelques mois l’Italie n’enregistre plus les réfugiés en provenance de l’Erythrée et de la Syrie et la Suisse se voit dans l’impossibilité de les renvoyer en Italie. Elle a du intégrer 3000 requérants supplémentaires dans sa procédure d’asile en 2014. La Conseillère fédérale comme l’UDC souhaitent un retour à une application stricte de l’Accord de Dublin, afin de pouvoir renvoyer le plus possible de requérants d’asile vers l’Italie. Décharger l’Italie de 24’000 réfugiés qui serait répartis dans toutes l’Union européenne et demander à l’Italie de procéder à une application stricte de Dublin pour pouvoir renvoyer le plus possible de requérants est un calcul avantageux pour la Suisse, Madame Simonetta Sommaruga et l’UDC le savent (4).
Pour terminer j’invite tous les journalistes qui souhaitent faire une communication sérieuse sur les chiffres de l’asile à contacter le Comptoir des médias (5), un projet d’action et de sensibilisation des médias romands aux préjugés sur l’asile. Cette plateforme a été créé par Vivre Ensemble afin de favoriser une information sur l’asile objective, approfondie et équilibrée, fondée sur des faits vérifiés et non sur des idées reçues.
(1) « Die Schweiz bietet viel Schutz-oft aber nur auf Zeit », Lukas Häuptli, NZZ am Sonntag, 17 mai 2015. « La Suisse plus généreuse que ses voisins européens », Laure Lugon Zugravu, Le Temps, 18 mai 2015.
(2) Déclaration des devoirs et des droits du journaliste et Directives
(3) //tp.srgssr.ch/p/rts/embed?urn=urn:rts:video:6817311
(4) Répartition des migrants: l’UDC va dans le sens de l’Union européenne